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Interview de Benjamin de Lajarte

Dossier de Presse
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Dans LES JEUX DES NUAGES ET DE LA PLUIE, un détective américain mandaté par un industriel chinois en séminaire à Paris enquête sur une épouse soupçonnée d’adultère. L’amant de la femme, un magicien, traverse une crise professionnelle et sentimentale avec sa compagne et associée dont les facultés de mémorisation s’amenuisent dangereusement. Une serveuse se bat pour conserver son travail et récupérer la garde de son enfant. Six personnages hautement complexes qui vont chacun devenir les héros d’une histoire d’amour très particulière...

Benjamin de Lajarte : Oui, certains de ces personnages sont nés de rencontres, d’autres sont purement imaginaires...Pour peu que je puisse séparer ainsi nettement les choses. En les faisant exister ensemble, j’étais guidé par une figure populaire de la tradition chinoise, celle des Trois Petits Singes : l’un se bouche les yeux, l’autre, les oreilles, le troisième garde la bouche fermée. Ils illustrent trois infirmités et donc trois points de vue limités sur le monde. Ce triptyque a certainement guidé mes personnages. Par exemple, le personnage de Simon – joué par Alain Chamfort – ne veut pas voir la réalité. Ninon et Lao Sheng n’arrivent pas à se dire les choses. Le personnage de Jones ne peut pas entendre, comme dans la tirade que lui fait Li Qin qu’il ne peut, ne veut pas comprendre... Tous essaient de rompre leur solitude en composant avec leur propre handicap, avec la même sincérité.

Pour ajouter à leur déséquilibre initial, les héros doivent affronter la barrière de la langue. Jones, le détective ne parle pas chinois. Lao Sheng, son client, et Li Qin, la femme qu’il est chargé de filer, ne parlent pas français. Et si Simon et Blanche, le couple de magiciens sont capables de s’exprimer en anglais, Ninon, elle, ne communique que dans sa langue maternelle.

J’avais dès le départ cette envie de film polyglotte. Je viens de la musique, de la composition musicale et j’ai sûrement écrit ce scénario comme une partition... une portée par personnage, presque une par langue, comme un instrument. Plus prosaïquement il y a aussi cette évidence pour moi de montrer le monde tel qu’il est aujourd’hui. Même nos ordinateurs sont multilingues !

Le scénario est construit comme une sorte de patchwork où chaque personnage sort transformé par ce qu’il vient de vivre.

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Oui, dans l’histoire, chacun d’eux change profondément, intimement. C’est ce point qui a été central pour moi dans l’écriture et la réalisation du film.
LES JEUX DES NUAGES ET DE LA PLUIE n’est pas une «love-story», je n’épouse pas les codes du film d’amour. C’est un film sur l’amour et plus largement sur des rapports passionnés, j’avais envie de raconter des trajets.
C’est pour moi l’une des dernières avancées dans les récits cinématographiques : contrairement au cinéma classique où le héros est en quête d’un sens, d’une leçon morale sur laquelle le film s’achève, ou à la Nouvelle Vague et leurs héritiers, où il est condamné à l’errance, à l’inertie, je pense qu’un personnage peut vivre un trajet dans un film. Il peut être profondément changé par ce qui lui arrive, par l’histoire qu’il traverse sans que celle-ci illustre une leçon de vie. Je ne souhaitais pas non plus filmer mes personnages dans une errance contemplative et nihiliste. Par exemple, si l’impossibilité de communiquer est un obstacle pour Jones, elle permet à la relation entre Ninon et Lao d’exister. On comprend le quiproquo sur lequel est bâti leur relation à la fin. Il n’y pas de leçon à en tirer. Une situation peut amener une chose et son contraire. J’aime bien cette ironie.

D’où vient le titre du film ?

D’un texte de Lie Tseu sur la genèse des mondes dans la tradition taoïste. Cette tradition veut qu’une fois séparés, le ciel et la terre, qui symbolisent le féminin et le masculin, ne puissent s’unir et se féconder que par les nuages et la pluie. Les nuages montent et viennent féconder le ciel, et le ciel féconde la terre par la pluie. L’union n’y est donc possible que dans les orages, les conflits. C’est une métaphore, évidemment.

Deux des héros des JEUX DES NUAGES ET DE LA PLUIE sont chinois, vous faites référence à des traditions et à des auteurs taoïstes. En 2007, «Son nom», votre deuxième court-métrage, mettait déjà en scène un Américain aux prises avec un couple de Chinois. On vous sent vraiment en phase avec cette culture.

C’est vrai. J’ai vécu une année en Chine. Ca m’a sûrement in influencé.

Vous parlez donc chinois ?

Je le lis et l’écris un peu.

La référence à l’Amérique est également très forte. La plupart des personnages du film ont un fantasme : ils veulent s’envoler pour le Wyoming.

J’ai beaucoup d’afinités avec la littérature américaine ; notamment pour cette famille d’écrivains dont les personnages pêchent. Je pense à Jim Harrison par exemple. Dans l’un de ses livres, le héros est présenté avec un problème important : il a mal aux dents. J’adore ça - dans un roman français, le même homme aurait perdu son père. J’aime ce côté terre à terre : les gens regardent leurs pieds, ils ne sont pas forcément en lien avec leurs émotions ou leurs sentiments, ils s’affranchissent de la psychologie : c’est le lecteur qui leur donne leur épaisseur.

Et le Wyoming ?

C’est un fantasme que je partage avec mes personnages. En fait, je n’y suis jamais allé - je n’ai d’ailleurs jamais mis les pieds aux États-Unis. On a tous en nous une image d’Epinal qui nous fait rêver, comme cette photo que Jones contemple à la fin du film. On sent qu’il est prêt à tout pour retrouver la jeune femme qui y est représentée.

Ce personnage, Jones, le détective, est particulièrement intriguant.

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Pour moi, il a été le point de départ du scénario. Jones est lié à un événement de mon enfance. Quelqu’un de ma famille m’avait emmené dans un cimetière et j’avais lu l’inscription «regrets éternels» sur une tombe. Et j’avais pensé, assez logiquement, que c’étaient les morts qui avaient des regrets éternels. Pour toujours. Et je me souviens m’être demandé comment je pourrais éviter ça. C’était presque nietzschéen quand j’y repense. C’est comme l’éternel retour : y-a-t-il un choix à faire – à un moment précis – pour ne pas vivre des regrets éternels ?
J’ai repensé à cela lorsque j’ai commencé à écrire le scénario. La première scène qui m’est apparue est celle où Jones est avec le vieil homme dans la chambre rouge : il comprend que ce vieux monsieur qui contemple la photo de la jeune femme est en train de mourir avec des regrets. C’est une scène presque religieuse. Elle est au cœur du film et pousse mon personnage à changer, à agir.
Au début du film, Jones tombe amoureux de Li Qin, la femme sur laquelle il est chargé d’enquêter et, à la fin, on sent qu’il va partir sur les traces de la femme en photo, qu’il va recommencer à traquer le même fantasme, repartir en chasse avec les mêmes espoirs et sans doute les mêmes échecs. Je vois ce personnage comme une espèce de Sisyphe, mais je pense comme Camus qu’il faut voir Sisyphe comme quelqu’un d’heureux. C’est sans doute pour cela que je vois dans le plan final du film une espèce de happy-end. Un happy-end un peu triste. C’est ce genre de dénouement qui marche le mieux pour moi.

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Parlons de Simon et Blanche, le couple de magiciens.

J’aimais l’idée que la solidité du couple qu’ils forment soit liée à celle du spectacle qu’ils présentent. Or Blanche est atteinte d’une maladie du cerveau, alors que son show est basé sur ses capacités de mémorisation. Que reste-t-il de leur mariage à partir du moment où leurs intérêts professionnels ne convergent plus ? Cela m’intéressait. La façon dont ils gèrent leur crise est pour moi l’une des résolutions les plus optimistes du film.

Et Ninon, qu’interprète Audrey Dana ?

J’ai beaucoup d’affection pour elle. Elle est rejetée de tous : son patron, son ancien mari, son fils. Elle a fondamentalement besoin de restaurer un équilibre, trouver un endroit où poser sa tête. Audrey Dana est selon moi l’une des meilleures comédiennes de sa génération.

Depuis «À ciel ouvert», votre premier court- métrage (2000), vous avez systématiquement fait appel à l’acteur et musicien américain John Mc Lean qui interprète ici le personnage de Jones.

Je ne peux pas me passer de lui, c’est un comédien extraordinaire. C’est assez irrationnel en fait, si je commence à imaginer un film, je vois le visage de John. Je l’ai rencontré il y a quinze ans en prenant des cours de comédie avec Jack Garfein, le fondateur de l’Actors Studio de Los Angeles qui dirige aujourd’hui le Studio Jack Garfein de Paris et a formé des gens comme Ben Gazzara et Steve McQueen. Jack Garfein joue d’ailleurs la voix de Westwood, son patron dans le film.

Vous-même jouez dans «À ciel ouvert» - un personnage d’attardé mental - face à McLean qui interprète un prêtre. Qu’est-ce qui vous a poussé à passer à la réalisation ?

J’en ai eu très vite envie. Ce premier court était une façon pour moi, qui n’avais pas fait d’école de réalisation, de mettre un pied dans la mise en scène par le biais de mon métier de comédien. En tirant ce fil, il m’a naturellement mené à la mise en scène. Entretemps, pour vivre, j’ai tourné dans des pubs, des téléfilms, ce qui m’a laissé du temps pour écrire et développer mes projets.

À parcours atypique, film et distribution atypiques. Aux côtés de John McLean et Audrey Dana, on trouve l’acteur hongkongais Simon Yam, l’un des comédiens favoris de Johnnie To, l’Israélienne Hiam Abbass, la Chinoise Li Heling, que vous aviez également dirigée dans «Son nom», le chanteur et compositeur Alain Chamfort dont c’est la première apparition au cinéma. Une affiche incroyablement prestigieuse pour un premier long.

La constitution du casting – avec son aspect international a été une expérience fabuleuse. Chercher tous ces personnages dans tous les coins du monde. Simon vit et travaille à Hong Kong, Jones vit aux États-Unis... J’avais l’impression d’être Lee Marvin constituant son équipe dans LES DOUZE SALOPARDS. Ça s’est avéré être un lot de rencontres incroyable qui formait peu à peu l’identité du film. Ce qui était formidable c’est que tous ces comédiens ont une façon de travailler très différente. Un acteur américain qui est un pur «stanislavskien» comme John n’a pas du tout la même manière de travailler que Simon Yam, par exemple. C’était passionnant d’accorder leurs façons de faire, trouver un langage commun – dans tous les sens du terme.

Comment avez-vous travaillé avec eux ?

Le film s’est tourné en peu de temps, ce qui exigeait une grande rigueur sur le plateau. C’était une grande pression. Avec les comédiens, nous avons beaucoup travaillé en amont. Par exemple, on a beaucoup parlé du passé des personnages. Tous ces petits secrets hors champ qui aident à faire exister le personnage, comme le sommet d’un iceberg. Une fois qu’on a fait tout ce travail en amont, sur le plateau on peut se concentrer sur les actions physiques, les choses plus précises à l’intérieur des scènes. C’est comme un travail en entonnoir.

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Avec Alain Chamfort c’était un peu différent, car c’était la première fois qu’il jouait dans un film. Il était très nerveux, très dubitatif quant au fait que je pensais à lui pour cela. Son humilité m’a beaucoup touché. Moi j’étais enthousiaste, complètement confiant. Je suis allé travailler chez lui plusieurs fois par semaine : on répétait les scènes, on abordait la technique du jeu. Il était passionné et vraiment professionnel. C’est un vrai bonheur de travailler avec quelqu’un comme Alain. Il n’y a pas un seul plan que nous ayons tourné qui ne soit pas dans le film.

On a l’impression de baigner constamment dans une atmosphère à la Edward Hopper.

C’était une de mes références. Pour moi, Hopper est vraiment le peintre de la solitude à plusieurs. Je m’en suis ouvert au chef opérateur, Frédéric Serve, qui m’a montré des photos de Gregory Crewdson, que je ne connaissais pas. Dans les deux cas, il y avait ce cadre de l’image qui illustre souvent cette solitude, ou cet espace à combler pour aller vers l’autre. Ces éléments ont été les piliers de l’iconographie du film. En fait, tous les personnages qui entrecroisent leurs destins dans cette histoire cherchent à franchir l’espace qui les sépare. Certains sont maladroits, ou peu doués. Certains y arrivent, d’autres pas. Mais l’essentiel était pour moi qu’ils trouvent finalement grâce à nos yeux.

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