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Interview de Chloé Guerber Cahuzac

Dossier de Presse
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Comment et pourquoi en êtes-vous venue à réaliser ce documentaire ?

Chloé Guerber Cahuzac : En juin 2015, j’ai appris l’existence d’un campement de demandeurs d’asile sur le quai d’Austerlitz. J’y suis allée spontanément. Je travaillais en face. Ça m’a semblé évident d’y aller. J’avais entendu parler du campement plus médiatisé de la Halle Pajol et je savais qu’à Austerlitz, les personnes étaient plus isolées parce que moins visibles sur les quais.

J’ai commencé par donner des cours de français. Après l’évacuation du campement d’Austerlitz, j’ai continué à voir très fréquemment certains élèves, avec qui, au fur et à mesure, j’avais développé des relations d’amitié. Avec eux, j’ai découvert toutes les étapes de ce parcours du combattant qu’est la demande d’asile. Nous avons tout appris ensemble.

En parallèle, je me suis mise à faire du suivi social et juridique sur les campements qui se sont créés dans le nord de Paris. C’est en voyant combien les exilés étaient maltraités en toute impunité par les forces de l’ordre et par l’ensemble du système, et ce, malgré nos actions de dénonciation que j’ai eu envie de faire ce film. Puisque nous hurlions dans le désert, je me suis dit qu’il fallait documenter ces situations tout comme nos hurlements.

C’est un documentaire où on ne voit presque jamais aucun visage. En fait, ce sont les mains qui parlent. 

En Territoire Hostile 1

Les exilés ont refusé de montrer leur visage et même d’utiliser leur prénom. Je n’ai pas cherché à les convaincre. Je me suis dit qu’il fallait qu’ils fassent ce film sans peur. Pour que l’entretien se passe dans un cadre paisible et sécurisant, je les ai invités chez moi. J’ai choisi un type de cadrage et je leur ai montré le cadrage pour les rassurer. Et de là je me suis concentrée sur leurs propos.

Bien sûr, j’aurais aussi pu les filmer de dos ou flouter leurs visages. Si j’ai préféré les mains, c’est parce qu’elles sont expressives dans leur fixité comme dans leur mobilité. Pour une fois, elles ne sont pas posées sur une table pour une prise d’empreinte, elles peuvent parler !

Par contraste, les soutiens, eux, montrent leurs visages. J’ai d’ailleurs fait attention à la place que leurs visages et leurs interventions devaient prendre dans le film. Il était logique que le film donne la parole aux exilés et aux soutiens, mais les seconds ne devaient pas parler pour les premiers. Il fallait que leurs interventions apportent des éléments propres à leur situation de témoins, protégés par leurs papiers et, il faut le dire, par leur couleur de peau.

Concernant le choix des photos, j’ai aussi choisi (autant que possible) de ne montrer des visages reconnaissables d’exilés que s‘ils étaient dans une situation de lutte, et non d’humiliation. Je ne supporte pas la manière dont on les maintient dans la misère, la soumission, l’attente.

Le film ne montre que rarement les situations auxquelles sont confrontés les exilés. Elles y sont relatées, expliquées. La voix des exilés, la voix de la comédienne Anne Azoulay. C’est un film où la parole semble plus peser que les images. L’explication, la distance semble prévaloir sur l’émotion. Pourquoi ce choix ?

Certes, ce n’est pas du cinéma direct. Mais il y a quand même des images…avec cette parole.
En fait, filmer ou photographier ces personnes à la rue m’est impossible ou plutôt insupportable. Combien de fois, sur les campements, des exilés sont venus me voir pour me demander une maison, pour me demander pourquoi on les laissait à la rue en février. Je n’allais pas filmer ça. Nous étions tous tellement en colère.

En même temps, je suis contente que d’autres aient su comment enregistrer cette réalité. Si Florence Roy ne m’avait pas généreusement donné certaines de ses images pour le film, quelque chose du quotidien des campements aurait manqué. Les photographies de Rose Lecat ont aussi une grande importance, elles permettent de montrer la réalité du centre porte de la chapelle.

Cela dit, j’ai construit le film en intégrant ces images choquantes, bouleversantes, violentes dans un ensemble plus froid. Notamment parce que j’ai choisi de documenter la ville, de faire des photos un peu cliniques des lieux, des institutions.

Pour moi, le drame, ce n’est pas tant que des gens vivent dans la misère, c’est surtout de savoir que cette misère est organisée volontairement par l’État.

Mais les personnes que vous interrogez témoignent le plus souvent a posteriori, avec une certaine distance…

C’est vrai que c’est un film qui se conjugue volontairement au passé. Mon souhait était de raconter un système et de le faire raconter par des personnes qui ont un peu de distance pour pouvoir le mettre en mot, qui sont dans une situation suffisamment tranquille pour pouvoir le faire. Je ne voulais pas que l’entretien ajoute de l’angoisse à leur angoisse. Deux d’entre eux ont d’ailleurs eu du mal à témoigner parce que justement leur situation était encore très difficile au moment de l’entretien.

Pour les soutiens, témoigner a posteriori a été aussi l’occasion de prendre conscience des violences auxquelles ils avaient assisté. Lorsque, sans cesse, on fait face à des situations violentes, injustes, désespérées et que parallèlement le système invente continuellement de nouvelles procédures, de nouvelles méthodes pour contraindre les exilés, on finit par ne plus rien analyser, on fonce tête baissée sans reprendre son souffle. Et puis on s’inquiète toujours pour les exilés alors que soi-même on est au milieu de cette violence, on la reçoit. Ils étaient très émus d’en reparler. D’en prendre la mesure a posteriori.

Dans votre documentaire, vous décrivez l’enfer de ces procédures auxquelles sont confrontés les exilés. Je dois dire que cela a été pour moi une découverte et j’imagine pour vous un travail de documentation considérable ?

En Territoire Hostile 2

En tant que soutien, je suis plutôt bien informée. J’avais déjà l’habitude de garder des articles de presse, des circulaires, des notices explicatives rédigées par des associations. Cependant, pour le film, ces parties descriptives ont été très difficiles à écrire : il fallait à la fois être précis, rigoureux, compréhensible… et pas trop ennuyeux. Je ne voulais pas masquer la complexité des procédures, mais je ne voulais pas non plus noyer ou barber le spectateur.

Heureusement, j’ai eu la chance de travailler avec la monteuse Anne Souriau. Elle a été la première lectrice du commentaire off et de ses 40 versions différentes. Comme elle ne connaissait pas ces questions précisément, elle pouvait m’alerter quand cela manquait de clarté ou de précision. Et en même temps, nous étions toutes les deux d’accord pour que cette violence administrative soit au cœur du film. Nous devions montrer comment elle brise les gens.

Comment les exilés que vous avez rencontrés ont accueilli votre démarche ?

Ceux qui ont accepté l’ont fait parce qu’ils me connaissaient comme soutien. Certains ont pensé que c’était une démarche nécessaire. Je crois aussi que l’on demande souvent aux exilés d’où ils viennent et pourquoi ils ont quitté leur pays. Ils étaient donc contents de pouvoir parler de la situation en Europe et plus particulièrement en France. Il est reconnu aujourd’hui qu’il existe un double traumatisme de l’exil : à savoir quitter son pays et ensuite être mal reçu dans un autre. Ce n’est pas parce qu’on a réussi à fuir une dictature qu’on se réjouit de ce qu’offre la France. Combien sont-ils à devenir fous ici, à faire des tentatives de suicide ou même à passer à l’acte, tant la deuxième épreuve, l’arrivée ici donc, est violente.

Comment perceviez-vous cette situation avant de faire le film ?

En Territoire Hostile 3

Je savais que je vivais dans un pays inégalitaire et raciste, mais j’en avais une idée théorique. Accompagner les exilés dans leur quotidien m’a permis de me confronter à la réalité qui est bien plus complexe et sordide que celle que j’imaginais.

Y-a-t-il une rencontre qui vous a particulièrement marquée ? 

(Silence) La rencontre avec le système français de non-accueil des étrangers et donc notamment avec le Code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile.

Votre film dresse en effet un portrait de l’administration qui s’avère consternant. Dans vos recherches, avez-vous malgré tout fait quelques constats qui ont pu vous redonner un peu d’espoir ?

Il y a partout des gens formidables. En général, ils sont en burn-out. Mais en même temps, c’est incroyable l’énergie, les connaissances, les savoir-faire qu’ils développent chacun à leur échelle pour lutter. Combien sommes-nous à avoir découvert quasiment du jour au lendemain les récépissés, le tribunal administratif, les pass santé, les cartes lyca, le riz afghan ou le foul soudanais… simplement parce que nous sommes allés saluer des hommes et des femmes assis sur des cartons dans nos rues ?

À un moment, dans votre film, on entend un policier qui lance la fameuse invective « vous n’avez qu’à les prendre chez vous ! ». Pensez-vous que la vocation du film – idéalement - soit de convaincre cette personne de faire cela ? De mieux accueillir les réfugiés chez nous, c’est-à-dire en France ?

Je crois que les médias et les politiques ont fait croire aux gens que l’on ne pouvait pas accueillir les exilés parce qu’ils étaient trop nombreux : on a parlé de crise des migrants, de vagues migratoires, de flux migratoires, d’invasion dans le pire des cas.

Le film a pour vocation de montrer que le problème n’a rien à voir avec le nombre de réfugiés. Le système cherche à les décourager, à leur en faire baver qu’ils soient 10 ou 10 000. Qu’ils soient demandeurs d’asile ou sans-papiers travaillant en France depuis des années. Ce n’est pas conjoncturel, c’est structurel.

Comment voyez-vous la situation évoluer dans les années qui vont suivre ? 

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Mal. Vu la montée de l’extrême droite partout, la criminalisation des personnes solidaires (je pense notamment aux solidaires de Briançon), les dérives de l’état policier français (notamment depuis l’intégration de l’état d’urgence dans la constitution), il n’y a pas de quoi se réjouir… j’espère quand même que les différentes luttes en cours en France vont engendrer de nouvelles solidarités. Qu’on cessera d’opposer les misères pour dénoncer ensemble (quartiers populaires, sans papiers, travailleurs pauvres d’ici et d’ailleurs) un système.

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